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domenica 25 luglio 2010

Trentacinquesimo libro 2010: L'entreprise des Indes - Erik Orsenna


Stock/Fayard
L’entreprise des Indes, qui donne titre au roman et donna jadis une demi-preuve de la rotondité de la Terre, est celle de Christophe Colomb. Mais, lorsque le livre s’ouvre, il n’est déjà plus question d’entreprendre, il est peut-être même temps de cesser de persévérer, de regretter d’avoir espéré. Dix-neuf ans jour pour jour ont passé depuis la nuit de Noël 1492 (quand la Santa-Maria vint s’échouer sur les côtes d’Haïti, Christophe est persuadé d’avoir atteint le Japon), lorsque son frère Bartolomeo commence le récit qui est ici rapporté: il s’adresse à deux dominicains, Las Casas et son scribe Jérôme. Las Casas vit à Saint-Domingue depuis quelques années, il n’est pas encore le défenseur emblématique des indigènes, il vient d’être ordonné prêtre et, tout comme Bartolomeo Colomb, il a entendu voici quatre jours le premier sermon du frère Antonio de Montesinos (21 décembre 1511): «Je suis la voix du Christ qui crie dans le désert de cette île, cette voix vous dit que vous êtes tous en état de péché mortel à cause de la cruauté et de la tyrannie dont vous usez à l’égard de ce peuple innocent. Dites-moi en vertu de quel droit et de quelle justice maintenez-vous ces Indiens dans une servitude si cruelle et si horrible? Qui vous a autorisés à faire des guerres aussi détestables à ces peuples qui vivaient si paisiblement dans leur pays, où ils ont péri en quantité infinie? Pourquoi les maintenez-vous dans un tel état d’oppression et d’épuisement, sans leur donner à manger ni les soigner dans les maladies dont ils souffrent et meurent à cause du travail excessif que vous exigez d’eux, en les tuant tout bonnement pour extraire l’or jour après jour? Ces Indiens, ne sont-ce pas des hommes? N’ont-ils point une raison et une âme? N’êtes-vous pas tenus de les aimer comme vous-mêmes?» Ces mots sont vraiment ceux de Montesinos, tels que l’Histoire les rapporte. Érik Orsenna ouvre son livre par ce sermon, comme il le refermera sur les images atroces qui montrent ces mêmes crimes, pour que l’on sache et n’oublie pas que l’épopée qu’il va dire, historique, truculente, anecdotique et philosophique, érudite et drôle, dramatique et humaine, se nourrit de ce sang-là.

Christophe est mort à Valladolid depuis cinq ans lorsque son frère Bartolomeo commence son récit, il se sent vieux, même s’il n’a pas atteint sa soixantième année, reclus sur l’île d’Hispaniola (aujourd’hui Saint-Domingue et Haïti) dont Christophe le fit un temps gouverneur et que commande maintenant le vice-roi don Diego Colón, fils unique du navigateur. Quatre cents pages s’ouvrent devant nous comme la promesse océane d’horizons ultramarins. Mais non, Orsenna est un malin, un as du leurre et de la muleta agitée devant les yeux du lecteur. Même si l’on sait qu’elle est atteinte, son entreprise des Indes s’éloigne comme un mirage, et le gros du livre nous tient en haleine à Lisbonne, ville multiple, nez au vent de la vieille Europe, à piétiner sur le port. Jérôme, le jeune scribe, est prévenu avant même de prendre les premières notes: «Écoute, Jérôme, écoute. Les quatre voyages de Christophe appartiennent désormais à la chronique de la curiosité des hommes. Il a su tracer un chemin sur la mer, qui les efface tous. Il a doublé la surface du monde, il a peuplé l’horizon. D’ordinaire, on ne retient des voyages que leur destination, alors qu’ils ont, d’abord, des sources. Ce sont elles que je veux dire. [...] Les bateaux ne partent pas que des ports, Jérôme, ils s’en vont poussés par un rêve. [...] Étant son frère, celui qui, seul, le connaît depuis le début de ses jours, j’ai vu naître son idée et grandir sa fièvre. C’est cette naissance, c’est sa folie que je vais raconter. Peut-être se trouvait-il déjà dans cette fièvre de savoir le germe de notre cruauté future? Jérôme, à ton poste! Nous prenons la mer! Plutôt nous gagnons Lisbonne, où tout a commencé », page 23.

Les Colomb sont nés à Gênes dans une famille de commerçants, une ville fermée par la montagne et siphonnée par la mer. Bartolomeo débarque à Lisbonne à 16 ans, il veut devenir cartographe au prétexte qu’il regarde la mer et qu’il écrit petit. C’est un métier difficile, cela ne fait pas si longtemps que la Terre est ronde, et les cartes sont toujours plates. Les continents s’allongent au rythme des récits de marins exténués recueillis sur le port, les miles sont inégaux, et il faut dessiner de vraies cartes pour la clientèle de courageux capitaines et des fausses pour dérouter la concurrence. Chaque atelier a son faussaire, c’est l’ouvrier le mieux payé, car «les bons fabricants de poison sont plus riches que les cuisiniers». Un autre, un notaire avisé, invente une procédure à fabriquer des veuves, ces femmes de marins figées sur le port entre chasteté et adultère tant que la mort de leur conjoint n’est pas avérée : en attendant que les flots confirment le décès, le bon Ze Miguel leur fournit les circonstances qu’il faut en vue d’un remariage, ou plus si affinité. On invente un jardin des Aveugles, fondé sur les fragrances, où les espèces parfument les narines à hauteur d’hommes et où, bientôt, il fera bon de se faire baiser par ces mêmes aveugles innocents à vous dénoncer. On apprend des gros mots aux perroquets («Bite glaireuse! Tarte à poils ou chiure de ta mère»), on immole un rhinocéros, on coupe les oreilles des menteurs et se confie à celles des prostituées. Bartolomeo et Érik se régalent à conter mille petites histoires à l’ombre de la grande. Et les deux compères ne perdent jamais le cap de ce récit tout en promesses repoussées. Au tiers du livre, Christophe n’y a fait qu’une furtive apparition, il faut calmer le lecteur: «Je le sens bien, mes deux dominicains s’impatientent, ils attendent l’entrée en scène du personnage principal... Ne vous inquiétez pas, mon frère ne va plus tarder.» Orsenna va nous faire patienter jusqu’à la lie, dans une langue superbe, inventée pour accueillir dans sa modernité de conteur des tournures légères mais chantournées, poétiques, qui la font prendre pour le reflet d’une ancienne, imaginée, comme si vous y étiez, à Lisbonne au siècle d’or des conquistadors. Enfin, nous y voilà, mais le jour où Christophe mettra les voiles, la chasse aux Juifs est ouverte à Lisbonne, et c’est une autre histoire. Une histoire où les hommes sont des chiens, aveugles et sourds aux sermons de tous les Montesinos présents, passés et à venir.

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