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venerdì 20 aprile 2018

Être radical. Réflexions made in USA pour radicaux pragmatiques – à propos de Saul Alinsky


http://velorution.org/_src/velosophie/revue-des-livres/+/RdL05_-_mai_juin_2012_-_ETRE_RADICAL.pdf

Daniel Zamora et Nic Görtz,
Être radical. Réflexions made in USA pour radicaux pragmatiques

– à propos de Saul Alinsky,
Être radical. Manuel pragmatique pour radicaux réalistes

Saul Alinsky, une des grandes  figures de la gauche de gauche états-unienne au XXème siècle, est à peu près aussi peu connu en Europe que son contemporain Woody Guthrie, dont Laurent Lévy nous a proposé un portrait dans la troisième livraison de la RdL. Ce « community organizer » hors pair est surtout connu de ce côté-ci de l’Atlantique pour ses Rules for Radicals que les éditions Aden viennent de rééditer en français sous le titre Être radical. Manuel pragmatique pour radicaux réalistes. Mais, nous disent Daniel Zamora* et Nic Görtz**, l’intérêt et la portée de l’œuvre de Saul Alinsky dépassent largement ce livre et engagent toute une pensée et une pratique de ce que pourrait être aujourd’hui – à l’heure où le compromis social des Trente Glorieuses est battu en brèche par la révolution néolibérale – une politique démocratique radicale et populaire qui viserait l’autonomie et l’auto-organisation des dominés.

Chicago est la ville la plus radicale des États- Unis. » C’est par ces mots que l’écrivain américain Nelson Algren décrivait la ville où est né et a vécu Saul Alinsky. C’est la ville du grand leader syndical Eugene Debs, emprisonné pour ses prises de position pacifistes au cours de la Première Guerre mondiale, de Big Bill Haywood, dirigeant et fondateur du très fameux IWW1, qui fuit Chicago en 1917 pendant la première « red scare2 » pour devenir conseiller auprès de Lénine à Moscou, mais également de la fameuse « Mother Jones », militante et agitatrice ouvrière du IWW. Alinsky fait donc partie de ces militants et organisateurs atypiques ayant consacré toute ou une partie de leur vie à la cause des opprimés. Chicago a de ce point de vue été une ville d’agitateurs, traversée de part en part par des figures emblématiques de la gauche radicale américaine et sur laquelle il faut revenir en détail pour comprendre une figure comme celle d’Alinsky. Il est un pur produit de Chicago, doté de toute la vitalité et de toute l’énergie révolutionnaire qu’a pu dégager cette ville à son époque.

L’Alinsky dont nous allons parler est précisément l’organisateur qui naît politiquement dans les actions antifascistes, les mouvements de solidarité avec les républicains espagnols et les grèves du Congress of Industrial Organizations (CIO). Il est celui qui a étudié le gang d’Al Capone, qui a lutté contre les ghettos noirs ou organisé le quartier le plus pauvre et crasseux des États-Unis : Back of the Yards. Ce quartier, figure éponyme du roman d’Upton Sinclair – The Jungle –, reflète les conditions de vie terribles des immigrés d’Europe de l’Est dans les abattoirs de Chicago. Cet endroit, où l’on ne faisait pas la différence entre les « four legged animals » (« les animaux à quatre pattes » et les « two legged animals » (« les animaux à deux pattes »), sera le lieu du baptême politique de Saul Alinsky. Il y fondera, en 1939, le Back of the Yards Neighborhood Council (BYNC), première de ces organisations communautaires qui s’apparentent à une forme de syndicat urbain visant à lutter contre les conditions de vie très dures des habitants de Back of The Yards. Cet événement fera de lui une figure d’ampleur nationale. Dans le contexte de crise économique que traversaient les États-Unis, ses talents exceptionnels d’organisateur ont immédiatement fait l’objet d’une attention publique très soutenue. Roosevelt, mais également John Lewis, l’un des dirigeants syndicaux les plus importants de l’époque, auraient appelé Alinsky pour lui proposer de travailler pour eux. Roosevelt lui offrit un poste d’organisateur des jeunes démocrates à travers le pays. Alinsky refusa, pour des raisons qui sont au cœur de sa conception politique :
« Pourquoi ai-je décliné ces offres ? C’est simple. Le secret du conseil de Back of the Yards – et de toute autre organisation pour laquelle j’ai travaillé par la suite –, c’est que les gens ne doivent pas se battre pour quelqu’un d’autre mais appliquer leur propre programme. [...] Dans les années 1930, j’ai appris ce qui deviendrait ma grande idée : donner aux gens du pouvoir, de l’autonomie3.»

De Back of the Yards à Occupy Wall Street, une critique de la gauche « par le haut » 
Positionner Alinsky sur une échelle « gauche- droite » n’est pas chose aisée. S’il n’était certainement pas de « droite », dire qu’Alinsky est un homme de « gauche » serait en partie incorrect. Dans ses deux principaux ouvrages4, il parle de lui comme d’un « radical », terme clairement opposé à « liberal ». Dans l’esprit d’Alinsky, les « liberals » recouvrent plutôt la gauche démocrate et les réformistes sociaux (comme Jane Adams). La dénomination de « radical » renvoie donc à un conflit au sein même de la « gauche » sur un point précis : celui du centre de gravité du pouvoir et donc du rapport aux classes populaires. Le journaliste américain Charles E. Silberman écrivait en 1964 que « la différence essentielle entre Alinsky et ses ennemis c’est qu’Alinsky croit vraiment à la démocratie : [...] il pense vraiment que les pauvres sans éducation ont le droit de décider comment mener leur vie au même titre que les riches5... »
À cette première difficulté s’ajoute l’« étrangeté » de son approche organisationnelle et de sa méthode politique pour qui les envisage depuis l’extérieur du monde anglo-saxon. En effet, la notion même de « community organizing » n’a pas réellement de traduction équivalente en français et mène souvent à de profondes confusions intellectuelles. Ainsi, la simple évocation « d’organisation communautaire » suffit pour susciter la panique dans un contexte français très rétif à l’idée de « communauté », opposée à sa tradition républicaine et renvoyant souvent aux questions ethniques et multiculturelles. La « communauté » américaine ne renvoie cependant aucunement au « communautarisme » ou à la « communauté » ethnique. Elle renvoie plutôt à une conception très particulière de la société civile américaine. La « communauté » peut donc être un quartier, un groupe spécifique (les jeunes d’un quartier, des femmes...), voire également un groupe ethnique associé à un territoire commun (les quartiers africains-américains). Les formes d’association naissant de ce travail étant très éloignées des organisations « communautaires » telles qu’on les entend en Europe occidentale. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la toute récente tentative de constituer à Grenoble une organisation du type de celles mises en place par Alinsky, a décidé d’appeler son projet « Alliance citoyenne6 », a n de mieux coller à l’imaginaire politique français.
Deux points majeurs opposent donc Alinsky à la gauche traditionnelle que nous connaissons ici. Premièrement, celui du centre de gravité du pouvoir : le curseur est-il sur le peuple ou sur ses élites politiques ? Le deuxième point, corollaire du premier, concerne la manière de concevoir le changement : le peuple mobilisé doit-il élaborer et porter son propre programme, ou doit-il déléguer son pouvoir aux élites qui lui en proposent un ?
Ces deux questions ont évidemment des implications politiques et organisationnelles, que la lecture d’Être Radical nous laisse entrevoir.

Portrait d’une gauche anti-institutionnelle
Aujourd’hui, on conçoit généralement une « politique de gauche » comme caractérisée par un programme institutionnel tourné vers le service public et la redistribution des richesses (le rapport entre travail et capital en somme). Si cette dimension est bien sûr une composante fondamentale de la gauche, à celle-ci s’adjoint, pour Alinsky, celle de la participation des opprimés à la politique. Pour Alinsky, le radical est précisément celui qui « se bat pour le droit des hommes à s’autogouverner, à marcher comme des hommes libres sans s’incliner devant les rois7. »
Cette manière de concevoir la politique le mène à une rupture claire avec les réformistes sociaux et la gauche classique, qui cherchent avant tout à changer le système par des lois décidées sans la participation effective du peuple. Pour Alinsky, les élites progressistes ne veulent pas organiser les démunis, leur donner les instruments de leur émancipation. C’est en réalité une « gauche » qui craint et redoute le peuple. « À quelques exceptions près, tous ces leaders, indépendamment de leur partis ou affiliations, partagent une même peur et suspicion à l’égard du peuple8.» À ce titre, le système démocratique tel qu’il existe formellement et ses outils, comme le vote, ne constituent pas pour lui une exception. « La démocratie ne peut survivre autrement que comme une formalité si elle est limitée au vote9. » Le vote serait ainsi un outil qui, pour reprendre le mot de Sartre, «atomise ou sérialise les hommes concrets10. »
C’est d’ailleurs cette question de la place du peuple dans le changement qui était au centre du débat entre la jeune Hillary Clinton, alors étudiante, et Alinsky, lorsque celui-ci lui proposa de travailler pour l’Industrial Arcas Foundation. En pleine ascension sociale, la jeune Hillary Rodham préféra s’investir en politique via le parti démo- crate, alors qu’Alinsky refusait cette option par principe. Elle écrira dans ses mémoires que mal- gré leurs points communs, «nous nous opposions pourtant sur un point fondamental : il estimait qu’on ne pouvait changer le système que de l’extérieur11. » Changer le système de l’extérieur implique d’organiser les démunis afin d’affronter « le gouvernement et le pouvoir économique12.» La jeune Hillary
Rodham ne faisait, pour Alinsky, que reproduire l’idéologie des élites qui prient les dépossédés de s’exprimer uniquement via les formes légales et institutionnelles de la politique : « Si tu es un possédant et que tu veux conserver, alors tu parleras toujours du caractère sacré de la loi et de la responsabilité d’agir progressivement par le biais des canaux légitimes13.» De ce point de vue, lorsqu’on parle d’un « héritage d’Alinsky » chez Obama, on masque le cœur de sa vision pour la gauche, à savoir l’autonomie politique et organisationnelle des opprimés.

Deux exemples illustrent cet aspect de la démarche d’Alinsky.

War On Poverty = Political Pornography
En 1964, la pauvreté touche plus de 20 % des Américains. Le président Lyndon Johnson lance un programme – nommé « war on poverty » – consti- tué de lois et de réformes visant à lutter contre la pauvreté. Ce programme va générer un important débat dans la communauté scientifique et mili- tante. Alinsky y contribuera notamment par un de ses plus célèbres articles : « The War on Poverty – Political Pornography » (« La Guerre contre la pauvreté – Pornographie politique »).
Les programmes sociaux publics dictés depuis le sommet se caractérisent selon lui essentiellement par leur inefficacité. Quali ant ces programmes de « welfare colonialism » (que l’on pourrait traduire par « colonisation de la vie par l’État social »), il y voit une forme de charité qui ne peut réellement émanciper les pauvres. À l’instar de Jacques Rancière, il pense que les dépossédés n’ont pas besoin d’assistance, mais bien de s’émanciper. Il s’agit donc de leur donner les outils pour devenir autonomes. Ainsi, quand un des responsables du programme de lutte contre la pauvreté déclare que « le pro- gramme War on Poverty a fait plus pour les Noirs en vingt-cinq mois qu’Alinsky en vingt-cinq ans», Alinsky lui répond : « il dit la vérité. Nous n’avons jamais fait quelque chose pour les Noirs, nous avons travaillé avec eux14. »

Dans les ghettos noirs
Le travail d’organisation d’Alinsky au sein de la communauté noire est emblématique de sa conception du « pouvoir au peuple », où il tente de substituer à l’action des gouvernants sur les gouvernés son approche générale de la politique.
Pour lui, le racisme n’est pas un simple préjugé ou un problème moral. Il s’agit également d’un principe véhiculé par des institutions et des politiques publiques. Dès lors, la seule façon de com- battre le racisme est que la communauté noire s’organise. Partant de ce postulat, il aidera à fonder, dans le quartier de Woodlawn, une organisation communautaire qui prendra une grande impor- tance dans le développement futur des relations de pouvoir entre les Noirs et les Blancs. Cette organisation s’emparera des questions urbaines et montrera qu’il s’agit de questions politiques. Charles Silberman écrira à ce propos que « la Woodlawn Organization est l’expérience la plus importante et impressionnante affectant les Noirs dans tous les États-Unis15.» Au milieu des années 1960, la TWO comptait à peu près cent cinquante groupes locaux représentant 40 000 citoyens sur les 100 000 de Woodlawn16. Ce travail d’organisation communautaire en milieu urbain inspirera beaucoup la communauté noire et les mouvements tels que les Blacks Panthers qui développèrent le Black Power, qu’Alinsky soutient et apprécie.
Lors de la naissance du Black Power, Alinsky saisit tout de suite l’importance du mouvement, la nouvelle distribution des relations raciales, le gain de pouvoir des Africains-Américains et leur
besoin d’émancipation collective et spécifique. Il accepte donc qu’il ne puisse plus aspirer lui- même, en tant que Blanc, à les organiser, voyant dans ce phénomène une « étape nécessaire » du mouvement. «Dans ce climat, je suis convaincu que tous les Blancs devraient sortir des ghettos noirs. C’est une étape par laquelle nous devons passer17. »

Le changement par la lutte
Alinsky était pragmatique. S’il abhorrait les institutions, il leur reconnaissait un grand pouvoir, qui reposait notamment sur l’argent. Or, comme il le disait lui-même, « Le pouvoir se répartit en deux pôles : ceux qui ont de l’argent et ceux qui ont des gens. » La seule façon d’obtenir un réel progrès social, qui parte des besoins de la population, était pour lui de construire une organisation suffisamment grande et puissante pour que les politiciens soient contraints, pour remporter les suffrages, d’intégrer ses revendications.
Car sans pouvoir, les bonnes idées ne s’imposent pas. Dès l’introduction de son livre, Alinsky rappelle une citation de F. D. Roosevelt, recevant une délégation venue lui soumettre des propositions de réformes : « D’accord, vous m’avez convaincu, maintenant, continuez votre action parmi les gens et faites pression sur moi» (p. 39). Les idées triomphent à partir du moment où le rapport de force est en leur faveur, c’est-à-dire que leurs défenseurs sont suffisamment nombreux pour peser réellement dans le débat.
C’est cette logique du nombre et la nécessité de construire un rapport de force favorable qui pousse Alinsky tantôt à faire alliance avec l’Église catholique qu’il avait conspuée dans d’autres communautés, tantôt avec les autorités d’une université ou un syndicat. Car les problèmes auxquels il s’attaque avec les communautés – logements insalubres, salaires de misère ou encore discrimination à l’embauche – nécessitent des alliances aussi larges que temporaires.
Contrairement aux principes de l’engagement partisan que nous connaissons en Europe, dans le community organizing, c’est le programme qui fonde l’alliance, et non un parti ou un candidat. C’est ce qui explique que certains acteurs, se retrouvent côte à côte lors de la défense d’un programme dans telle lutte, et face à face dans le cadre d’un autre pro- gramme, ce qui fera dire à Alinsky que «l’organisateur est relativiste politique» (p. 128).

Du relativisme politique au réformisme
Ce relativisme politique revendiqué par un révolutionnaire – car Alinsky se considérait comme tel – a cependant des relents de profond réformisme. Alinsky a avant tout développé une méthodologie organisationnelle permettant d’activer des communautés. Dans sa théorie, le changement vient de l’action, aussi il se focalisera sur la méthodologie et les ressorts permettant d’activer les communautés.
Cependant, le principal problème est la déconnexion qu’il opère entre la méthodologie organisationnelle et le but politique. Traditionnellement, l’organisation sert un but politique. Chez Alinsky, l’organisation est en soi le but politique, ce qui cause de nombreux problèmes. C’est notamment cela qui a permis à la communauté de Back of the Yards – la première qu’il a organisée, dans les années 1930, et qui était notamment gangrenée par le racisme – d’utiliser ses méthodes au début des années 1970 pour repousser... des Noirs qui voulaient s’installer dans le quartier. Pour toute explication, Alinsky rapporte : « Ils ont progressivement gravi les échelons des Have-Nots [les non-possédants] aux Have-a-little-want-mores [les possèdent-un-peu-mais-veulent-plus] jusqu’à aujourd’hui où ils ont lié leur sort à celui des Haves [les possédants]. C’est un comportement récurrent. La prospérité nous rend tous lâches, et Back of the Yards n’y fait pas exception. Ils ont basculé vers le côté obscur du succès, et leurs rêves d’un monde meilleur ont été remplacés par des cauchemars angoissés: peur du changement, peur de perdre leurs biens matériels, peur des Noirs18. »
Au problème du découplage politique/organisation s’ajoutent plusieurs limites inhérentes à sa méthode. Premièrement, l’absence de direction politique : Alinsky met en avant l’idéologie du changement qui, par essence, ne donne pas de direction et voue les acteurs au spontanéisme. Deuxièmement, une base à organiser sous forme de communauté mais pouvant rapidement verser dans un repli sur soi contre « les autres ». Troisièmement, Alinsky fait reposer les ressorts de l’action sur les intérêts personnels sans qu’aucun travail systématique ne soit fait pour élever la conscience des personnes organisées en mettant à jour les imbrications entre intérêts personnels et collectifs. Ces limites méthodologiques mènent souvent ceux qui prennent Alinsky au pied de la lettre à se satisfaire de réformes immédiates plutôt que de lutter pour la révolution et le changement radical.

Des méthodes politiquement « neutres » ?
L’exemple de Back of the Yards nous ramène à la question de la « neutralité » politique des méthodes d’Alinsky, l’idée centrale étant que ces tactiques ne seraient pas « en soi » de gauche, mais pourraient être reprises telles quelles par des conservateurs ou des progressistes.
Pourtant, si cette idée d’une « neutralité politique » des méthodes organisationnelles paraît spontanément évidente, à y regarder de plus près, la question se complexifie. Une forme organisationnelle est-elle vraiment neutre politiquement ? Peut-on séparer les questions d’organisation des questions politiques ? En ce qui concerne les deux figures suscitant le plus la comparaison – Obama et les Tea Parties – la réponse est clairement non.
Il n’est en ce sens pas anodin que Chomsky ait récemment écrit que « l’esprit d’Alinsky est bien vivant [...] jusqu’au récent mouvement Occupy Wall Street ». Car c’est précisément ce mouvement et non Barack Obama qui manifeste son actualité réelle et sa permanence dans l’espace politique américain. Occupy Wall Street manifeste ce type d’action politique directe, en dehors des canaux classiques de la politique, si caractéristiques des méthodes d’Alinsky. Cette idée contredit aussi directement l’idée qu’Occupy Wall Street serait le « Tea Party des démocrates ». À la différence de l’action partisane classique, les méthodes d’Alinsky optent pour des luttes sur des programmes et non sur des candidats. En ce sens, Occupy Wall Street est très différent des Tea Parties, non seulement sur le contenu, mais également sur la méthode : il ne soutient pas un candidat, mais des idées. La dimension d’autonomie et d’éducation populaire n’est pas un but de l’organisation, mais une composante de sa méthode organisationnelle. Pour lui, « l’éducation populaire » fait partie intégrante de l’établissement d’une « people’s organization ». Il n’y a donc pas de revendications préalables à l’organisation, les deux se développent en parallèle, l’établissement d’un programme étant en soi un processus organisationnel : « le programme populaire et l’organisation du peuple dans un mouvement populaire sont les deux faces d’une même pièce. On ne peut pas les séparer l’un de l’autre19. » C’est donc théoriquement par ce travail qu’une communauté prend conscience – dans l’action – de ses intérêts réels et lutte contre son aliénation. Sur ce point, Alinsky est très proche des thèses de Paulo Freire dans sa Pédagogie des opprimés, où il affirme que « la conscience ne se transforme que dans la praxis20.» De ce point de vue, sa méthode est donc nécessairement politique et ne permet logiquement pas d’organiser avec ses méthodes un même groupe social sur des revendications contradictoires. Il est d’ailleurs significatif qu’il y ait très peu d’organisations communautaires réellement autonomes qui soient de « droite » au sens strict. Les conservateurs peuvent mobiliser des gens à la manière d’Alinsky au niveau des méthodes d’action, mais non au niveau de l’organisation au sens d’une forme syndicale urbaine.
Cependant, comme le montre l’exemple de Back of the Yards, la définition des « intérêts » est extrêmement complexe et il semble qu’en l’absence d’un cadre théorique général définissant les « intérêts objectifs » du groupe ou de la classe (comme le présuppose le marxisme), les objectifs politiques de l’organisation restent tributaires des conceptions politiques spontanées et du contexte social du groupe. Ici se dessine une question qui mériterait un développement plus conséquent ; si l’auto-organisation ne permet pas de dégager par son processus même les intérêts stratégiques d’un groupe, qu’est-ce qui le fait ?

Alinsky : un élément pour un renouveau syndical ?
Les succès pourtant très importants d’Alinsky pourraient inspirer ceux qui ont l’ambition de construire de larges organisations pour proposer le changement, notamment les syndicats. Or nombre de recherches font état d’une « crise du syndicalisme » qui se manifeste par une difficulté à activer et à élargir – voire à conserver – le nombre d’adhérents syndicaux alors que les changements économiques depuis les années 1980 organisent la précarisation de la majorité de la population. Les syndicats peinent à construire une stratégie par rapport à ces changements et ont été contraints, pour conserver leurs affiliés, de développer davantage le syndicalisme de service, réduisant parallèlement leur dimension idéologique et politique historique. Ils deviennent ainsi plus des béquilles que des armes.
Si les syndicats ont probablement développé une excellente compréhension des problèmes des entreprises, de la France et de l’Europe, ils ont le plus grand mal à construire leur force, leur capacité stratégique à changer les choses.
L’originalité d’Alinsky – qui comporte également des aspects criticables – était d’ancrer l’action dans l’intérêt personnel des membres de la communauté. L’intérêt personnel est le moteur de l’action. Et l’enjeu premier est d’activer les gens, de vaincre l’inertie. Pour Alinsky, la compréhension politique vient, idéalement, dans un second temps.
On peut arguer que l’époque et le contexte d’Alinsky étaient différents. Certes. Mais, à certains égards, il est parvenu à organiser ce qui, à l’époque, était considéré comme inorganisable et à remporter des victoires. Il a organisé de façon très efficace la population qui a toujours semblé dénuée de conscience politique à un certain marxisme : le lumpenproletariat. Son lieu d’organisation – les quartiers plutôt que les usines – l’amenait à organiser les franges les plus pauvres de la classe ouvrière, dont les femmes, les Africains-Américains, les jeunes délinquants... Aussi ses techniques ne sont-elles pas dénuées d’intérêt pour les enjeux actuels des syndicats, d’autant plus que son inspiration était précisément syndicale. Son mentor était John L. Lewis, l’imposant leader syndical, président du United Mine Workers of America et fondateur du Congress of Industrial Organizations (CIO).
Dans Être radical, Alinsky livre (entre autres) de nombreux principes tactiques et organisationnels tirés de son expérience de quarante années d’organisateur. Une des caractéristiques de son travail était la grande créativité de ses actions – à tel point qu’il est en ce sens l’un des pères de ce que l’on nomme couramment « l’action directe non-violente », aujourd’hui présente dans de nombreux groupes altermondialistes et écologistes. Cette créativité est une source d’enthousiasme pour les participants aux actions. Peut-être est-ce aussi cela qui manque à l’heure actuelle aux grandes organisations militantes telles que les syndicats et les partis de la gauche radicale.
Alinsky illustre par quelques exemples ce qu’il entend par des actions de masse, créatives et efficaces. Lors de son travail avec des Noirs du ghetto de Woodlawn, Alinsky proposa une variante très particulière du sit-in. À la recherche d’un moyen de pression conséquent pour imposer son pro- gramme, ils prirent pour cible, avec la communauté, un aéroport stratégique (l’aéroport O’Hare) dont le tra c était très important. L’idée d’action fut d’occuper les toilettes de l’aéroport a n d’en bloquer l’accès aux milliers de voyageurs qui y faisaient escale chaque jour. « Que peut faire la police ? Forcer la porte et demander une preuve d’occupation légitime ? » (p. 200). Ils organisèrent ainsi plusieurs équipes, préparées pour occuper les différentes toilettes de l’aéroport afin de faire souffler un vent de panique sur l’administration de la ville. « Les conséquences de ce genre d’entre- prise seraient catastrophiques à bien des égards. Les gens désespéreraient de trouver un endroit où se soulager, et on peut imaginer le spectacle : les gosses braillant et implorant leur mère: «Maman, c’est pressé», et la mère désespérée répondant : «Bon, eh bien! Vas-y, fais-le ici.» O’Hare ne tarderait pas à devenir un véritable merdier. » C’est ainsi que vit le jour « le premier shit-in de la nation » (p. 200). L’idée effraya tellement les autorités qu’avant même l’exécution du plan, elles garantirent que les revendications de leur programme seraient prises en compte. Par cet exemple, nous ne voulons pas dire qu’il faut abandonner les grèves, les manifestations ou les blocages dont les syndicats sont coutumiers. Ces actions font partie de
l’arsenal militant indispensable. Mais la routine ou les formes d’action attendues (le trajet traditionnel d’une manifestation) nuisent à la vitalité et à la force d’une organisation tout autant que le manque d’action. Ainsi, bien plus que les questions structurelles d’organisation, ce qui intéresse Alinsky c’est l’action qui s’y cache.
Les grandes organisations sont parfois considérées comme des freins à l’action ou à la créativité. Celles-ci seraient l’apanage des structures petites, décentralisées, peu hiérarchisées, où la spontanéité pallie le manque d’organisation. Mais les actions spectaculaires sont généralement réalisées par des groupes restreints de militants professionnels, entraînés dans des formations intensives. Dans le cas bien connu de Greenpeace, elles sont l’œuvre d’un groupe restreint de « super-militants » hyperactifs impliquant, au final, peu de personnes (le mode de contribution privilégié étant celui de la simple participation financière). Loin d’être des actions de masse comme le préconisait Alinsky, l’action directe est devenue un style politique réservé aux acteurs politiques professionnels et à certains lobbys progressistes. En effet, si aujourd’hui ce type d’action est quasi inexistant dans les grandes structures politiques, Alinsky, quant à lui, le développait dans de grandes organisations recrutant dans les classes populaires. On peut ainsi dire qu’Alinsky aura eu le génie d’allier actions de masse et créativité, conjonction devenue trop rare.
La crise que subissent aujourd’hui les syndicats est peut-être une crise de l’action et de la mobilisation « par le bas » de ses membres, qui a tôt fait de déboucher sur une critique des « élites » des syndicats, de l’aristocratie ouvrière qui s’y est constituée et qui très vite « s’assied » aux côtés de l’économie capitaliste « et mange du gâteau21 » au lieu de travailler à sa destruction. Cependant, Alinsky est optimiste et attribue une grande responsabilité aux militants radicaux eux-mêmes, auxquels il reproche de s’être « endormis22 » dans le mouvement ouvrier. Le rôle du radical, dans toute organisation, consiste donc avant tout à travailler à remettre en mouvement la structure, à éviter que ses composantes ne se perdent en palabres com- plaisantes. Ce qui implique qu’il faut chercher à étendre au maximum la participation active des membres du syndicat.

Pour une gauche militante et populaire
Le tournant des années 1980 et la révolution néo-libérale ont marqué pour la gauche une défaite historique. Loin d’avoir été simplement battue, elle a capitulé idéologiquement face aux dogmes néo-libéraux (Blair, Schröder...). L’une des thématiques les plus puissantes de ce discours thatchérien est celle de la responsabilité des pauvres. Loin d’être un problème économique, la pauvreté serait un problème moral auquel seules des mesures disciplinaires pourraient remédier. Il faut éduquer et responsabiliser les pauvres, et rompre avec les politiques d’« assistanat » qui les maintiennent dans cet état de « dépendance ». La puissance de ce discours ne tient pas seulement au fait qu’il est diffusé dans les grands médias, mais également – et contrairement à ce que dit une certaine «gauche»–à ce qu’il correspond à une certaine réalité. Comme le notait si clairement Stuart Hall, la vision «do-gooding », l’« utopiste sentimentaliste » qu’elle défend, érode effectivement la « responsabilité personnelle » des « pauvres ». Donner aux pauvres n’a historiquement jamais été un programme de gauche, il n’a jamais été question dans le mouvement ouvrier de « donner » aux ouvriers. On peut ainsi lire, dès la fin du XIXe siècle, dans les discours syndicaux, une réelle opposition à toute forme de charité et le développement de l’idée du « self-help ». L’exemple d’Eugene V. Debs, l’un des plus grands dirigeants ouvriers de son époque est clair : « la vraie question qui devrait être posée est «que peuvent faire les ouvriers pour eux-mêmes ?» La réponse est simple. Ils peuvent faire tout ce qui est nécessaire s’ils sont indépendants, se respectent et croient en eux-mêmes. Les travailleurs peuvent s’organiser23. »
Vis-à-vis de l’État, il s’agit donc de faire valoir l’autonomie des opprimés, leur émancipation politique, économique et sociale par l’auto-organisation. Pourtant, l’apparition du « Welfare colonialism », pour reprendre l’expression d’Alinsky, va durablement transformer ce rapport. Loin de travailler sur les deux plans comme le préconisait Alinsky (auto-organisation et réformes), la gauche sociale-démocrate mais également progressivement une certaine gauche communiste sombrera dans un réformisme très peu soucieux de l’organisation des opprimés et bien trop con ant dans les formes bourgeoises de la démocratie. Ce rapport simpliste à l’État des classes possédantes ouvrira à droite un discours sur la responsabilité auquel la gauche – entre-temps devenue « humanitaire » – ne sera plus en mesure de répondre. Aujourd’hui, plus que jamais, les mouvements de la gauche radicale doivent prendre au sérieux la mise en garde d’Alinsky à l’égard des grands programmes sociaux. Elle doit penser la gauche sur ses deux jambes ; du point de vue économique mais aussi organisationnel et politique (autonomie des opprimés). Sans cela, elle sera condamnée à n’être qu’une alliée passive des classes possédantes.
Ainsi, si Alinsky est, à l’instar de Thomas Paine, « le moins romantique des révolutionnaires24 » et si l’on se souvient essentiellement de lui pour « l’inébranlable et arrogant dévouement dont il faisait preuve25 » à l’égard des opprimés, il convient aujourd’hui de le relire d’urgence afin de redécouvrir une facette méconnue du radicalisme américain. Celui-ci est donc plus que jamais d’actualité pour refonder une gauche militante, créative et populaire, qui loin de ne voir dans la misère que la misère, voit également, à l’instar de Marx, ce qu’elle a de «révolutionnaire, [de] subversif, qui renversera la société ancienne26. »


NOTES■ 1. L’Industrial Workers of the World était un syndicat révolutionnaire fondé en 1905. ■ 2. Période suivant directement la Révolution bolchevique et la Première Guerre mondiale (1919-1920) caractérisée par une répression sanglante du mouvement ouvrier et des révolutionnaires américains. ■ 3. Studs Terkel, Hard Times. Histoires orales de la grande dépression, trad. C. Jaquet, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 403. ■ 4. Reveille for Radicals, Chicago, University of Chicago Press, 1946 ; et Rules for Radicals, New York, Random House, 1971. ■ 5. Charles E. Silberman, Crisis in Black and White, New York, Vintage Press, 1966, p. 323. ■ 6. Le projet a déjà obtenu des succès signi catifs montrant la possibilité d’une telle perspective dans le contexte français (voir http://projet-echo.org). ■ 7. Saul Alinsky, Reveille for Radicals, New York, Vintage Press, 1989, p. 9. ■ 8. Ibid., p. 192. ■ 9. Ibid., p. 218. ■ 10. Jean-Paul Sartre, Situations X, Paris, Gallimard, 1976, p. 79-80. ■ 11. Hillary Clinton, Mon histoire, Paris, Fayard, 2003, p. 60-61. ■ 12. Ibid., p. 60. ■ 13. Saul Alinsky, Reveille for Radicals, op. cit., p. 225. ■ 14. Cité in Hillary Clinton, There is Only the Fight... An Analysis of the Alinsky Model, thesis submitted in partial ful llment of the requirements for the Bachelor of Arts Degree under the Special Honors Program, Wellesley College, Wellesley, Massachusetts, 2 mai 1969, p. 52. ■ 15. Charles E. Silberman, Crisis in Black and White, op.cit., p. 318. ■ 16. Mark Santow, « Running in Place. Saul Alinsky and the Dilemmas of Race », The Next American City, no 9, novembre 2005. ■ 17. Marion K. Sanders et Saul Alinsky, The Professional Radical: Conversations with Saul Alinsky, New York, Perennial Library/Harper & Row, 1970, p. 74. ■ 18. Saul Alinsky, « A Candid Conversation With the Feisty Radical Organizer », Playboy Magazine, mars 1972, part. VIII. ■ 19. Saul Alinsky, Reveille for Radicals, op. cit., p. 55. ■ 20. Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Paris, Maspero, 1974, p. 189. ■ 21. Saul Alinsky, Reveille for Radicals, op. cit., p. 29. ■ 22. Ibid., p. 33. ■ 23. Eugene Debs, What Can We Do for Working People?, article non signé, attribué à Debs, in Locomotive Firemen’s Magazine, Terre Haute, IN, v. 14, no 4, avril 1890, p. 291. ■ 24. Eric Hobsbawm, Rébellions, Bruxelles, Aden, 2010, p.16. ■ 25. Ibid., p. 15 ■ 26. Karl Marx, Misère de la philosophie, Paris, Payot, 1996, p. 180.

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