Marc Dufumier
2010-06-28, Numéro 152
http://pambazuka.org/fr/category/features/65564
La hausse brutale des cours internationaux des produits agricoles intervenue en 2007 et 2008 et l’accaparement de terres africaines par des compagnies étrangères qui en a résulté peu après, témoignent avec des graves menaces sur l’alimentation des populations les plus pauvres en Afrique sub-saharienne. Mais force est de reconnaître que la malnutrition n’y sévit pas seulement lorsque les prix alimentaires sont momentanément au plus haut. Elle continue de prévaloir même lorsque les cours des produits vivriers s’effondrent sur les marchés internationaux.
Trop nombreuses sont les personnes qui ne parviennent toujours pas à se procurer les aliments disponibles sur le marché mondial, faute d’un pouvoir d’achat suffisant, alors même que des quantités considérables de céréales et de protéagineux trouvent preneurs auprès des fabricants d’aliments du bétail et des usines d’agro-carburants dans les pays du Nord.
Les productions destinés à l’exportation ne permettent plus en effet aux nations africaines concernées par la malnutrition de se procurer les devises qui sont désormais nécessaires pour acheter les produits vivriers dont ont besoin leurs populations sans cesse croissantes. Le fait est que prédomine aujourd’hui, en Afrique, une crise agraire et rurale d’une extrême gravité dont les conséquences se manifestent sous de multiples aspects : faiblesse des niveaux de vie, malnutrition, décapitalisation des exploitations, moindre production de biomasse, érosion croissante des sols, exode rural et migrations massives vers l’étranger, tensions sociales aigues, risques croissants de guerres civiles, etc.
Le paradoxe est que pour plus des deux tiers, les pauvres qui ne parviennent toujours pas à s’alimenter correctement sont des agriculteurs. Et à y regarder de près, le dernier tiers est constitué de populations autrefois agricoles qui, faute d’être restés compétitives sur le marché mondial, ont dû quitter prématurément leurs campagnes et migrer vers des bidonvilles sans pour autant pouvoir y trouver des emplois rémunérateurs. La Banque mondiale reconnaît désormais qu’il conviendrait de créer de toute urgence les conditions qui permettraient aux paysans pauvres d’Afrique de vivre et travailler dignement de leurs propres agricultures en développant des systèmes de production durables qui soient sans dommage aucun pour l’environnement et leur permettent de s’adapter a l’inéluctable réchauffement climatique global.
Le défi : une agriculture agro-écologiquement intensive
Le défi pour les paysanneries africaines est de pouvoir rehausser au plus vite la productivité de leur travail et de parvenir à un triplement de leurs productions végétales au cours des quatre prochaines décennies, en ayant soin de ne surtout pas sacrifier les potentialités productives (la « fertilité ») des écosystèmes, au nom de la satisfaction des besoins immédiats.
Il leur faudra en particulier éviter :
- Les processus de déforestation et de perte de biodiversité résultant d’un élargissement inconsidéré des surfaces cultivées ou pâturées aux dépens d’écosystèmes naturels ou peu artificialisés ;
- La raréfaction des ressources en eaux de surface et souterraines découlant d’irrigations exagérées et mal conduites ;
- Le recours inconsidéré aux énergies fossiles (produits pétroliers et gaz naturel) pour le fonctionnement des équipements motorisés (tracteurs, motopompes, moissonneuses-batteuses, broyeurs divers, etc.) ainsi que pour la fabrication des engrais azotés de synthèse (urée, nitrates d’ammonium, etc.) ;
- Les émissions croissantes de gaz à effet de serre : gaz carbonique produit par la combustion des carburants, méthane issu de la rumination de nombreux herbivores, protoxyde d’azote dégagé lors de l’épandage des engrais azotes, etc. ;
- La pollution des aliments, de l’air, des eaux et des sols, provoquée par un emploi abusif d’engrais chimiques, de produits phytosanitaires et d’hormones de croissance ;
- L’érosion, le compactage et la salinisation de sols dont le travail et l’irrigation ne seraient pas maîtrisés et dont le taux d’humus ne serait pas correctement renouvelé ;
- La prolifération intempestive d’éventuels prédateurs, agents pathogènes et espèces envahissantes, pouvant être nuisibles aux plantes cultivées et aux troupeaux domestiques ; etc.
Sans doute leur faudra-t-il éviter aussi le recours à une motorisation excessive des tâches agricoles, au risque de substituer prématurément la force de travail paysanne par des engins motorisés et d’accélérer ainsi l’exode rural sans pouvoir résoudre la question de la pauvreté et de la sous nutrition au sein des populations et urbaines. Les travaux culturaux moto-mécanisés contribuent encore trop souvent à réduire les besoins en travail à l’hectare sans pour autant assurer d’autres sources de revenus à la main d’œuvre ainsi déplacée. Un tel processus, destiné avant tout à remplacer la main d’œuvre par des machines, ne présente aucun avantage du point de vue de l’ « intérêt général », lorsque celle-ci se retrouve au chômage : les gains apparents de productivité réalisés par les seuls actifs agricoles restant dans les exploitations ne représentent pas en effet une réelle augmentation de productivité du travail à l’échelle de la nation toute entière, sachant que la main d’œuvre déplacée par la moto-mécanisation de l’agriculture ne trouve généralement pas d’emplois dans les autres secteurs d’activités.
Le plus urgent est de faire plutôt en sorte que les familles paysannes travaillent pour leur propre compte puissent accroître progressivement leurs productions et leurs revenus à l’hectare, en faisant un usage toujours plus intensif des ressources naturelles renouvelables disponibles (énergie lumineuses et dioxyde de carbone atmosphérique, azote de l’air, eaux pluviales, éléments minéraux situes dans le sous-sol, etc.) et en ayant le moins recours possible aux énergies fossiles et intrants agro-toxiques.
Il importe alors de raisonner le recours à la mécanisation agricole avec pour objectif de réduire la pénibilité du travail humain et d’accroître sa productivité sans occasionner de chômage ni de dégâts environnementaux. Le passage d’une agriculture qui reste encore manuelle à des systèmes de culture ayant recours à la tractation animale permet par exemple souvent d’accroître sensiblement les productions à l’hectare sans provoquer de déplacements prématurés de main-d’œuvre.
Il existe en fait, d’ores et déjà, des techniques agricoles inspirées de l’agro-écologie qui permettraient presque partout aux paysanneries africaines d’accroître leurs rendements à l’hectare en ayant surtout recours aux ressources naturelles renouvelables disponibles (énergie solaire, eaux pluviales, azote de l’air, éléments minéraux du sous-sol, etc.) et en faisant un usage le plus parcimonieux possible des engrais de synthèse et des produits phytosanitaires coûteux en argent et en énergie fossile. Elles consistent en premier lieu à associer simultanément, dans un même champ, ou y faire suivre systématiquement, diverses espèces et variétés aux physiologies différentes (céréales, tubercules, légumineuses et cucurbitacées), de façon à ce que l’énergie solaire puisse être au mieux interceptée par leur feuillage et transformée en calories alimentaires au moyen de la photosynthèse. Ces associations et rotations de cultures contribuent à recouvrir très largement les terrains cultivées, pendant une durée la plus longue possible, avec pour effet de protéger ceux-ci de l’érosion, de limiter la propagation des agents pathogènes et de minimiser les risques de très mauvais résultats en cas d’accidents climatiques.
L’intégration de plantes de la famille des légumineuses (haricots niébé, pois bambara, acacias divers, etc.), dans les associations et les rotations culturales, permet de fixer l’azote de l’air pour la synthèse des protéines et la fertilisation des sols. La présence d’arbres d’ombrage au sein même des parcelles cultivées ou le maintien de haies vives sur leur pourtour protège les cultures des grands vents et d’une insolation excessive, avec pour effet de créer un microclimat favorable à la transpiration des plantes cultivées et donc à leurs échanges gazeux avec l’atmosphère, à la photosynthèse et à la fixation de carbone dans la biomasse et dans l’humus des sols. Les arbres et arbustes hébergent aussi de nombreux insectes auxiliaires des cultures, favorisent la pollinisation de celles-ci et contribuent à limiter la prolifération d’éventuels insectes prédateurs. L’association des élevages à l’agriculture facilite l’utilisation des sous-produits végétaux dans les rations animales et favorise la fertilisation organique des sols grâce aux excréments animaux.
Les paysanneries africaines ont en fait déjà maintes fois montré leur capacité à innover et à modifier leurs systèmes de production en tenant compte des évolutions du marché et des besoins des populations. Ainsi le recours à la tractation animale et aux engins attelés leur a-t-il permis, fréquemment, d’associer plus étroitement agriculture et élevage et de rehausser simultanément les rendements à l’hectare et la productivité par actif agricole, tout en assurant le plein emploi de la main d’œuvre disponible.
Ainsi en a-t-il été au cours des trois dernières décennies dans quelques régions de l’Afrique soudano-sahélienne où, grâce à l’emploi d’équipements attelés (charrues, charrettes, etc.), les exploitants agricoles ont été en mesure de substituer progressivement leur ancien système d’agriculture sur abattis-brulis par des systèmes de culture dans lesquels les parcelles régulièrement amendées avec des matières organiques peuvent être désormais cultivées tous les ans, sans perte apparente de fertilité, du moins pour les agriculteurs ayant un nombre de bovins suffisant pour fumer leurs terres.
L’entretien d’un parc arboré de néré, karité et acacias, au sein même des champs cultives permet de fertiliser ces derniers avec les éléments minéraux puisés en profondeur par leurs racines et restitués dans la couche superficielle des sols lors de la chute de leurs feuilles. Tant et si bien que ces régions qui exportent du coton, des mangues et de la noix de cajou, sur le marché international, parviennent aussi à produire des excédents céréaliers.
D’où l’appel des scientifiques impliqués dans la récente « Evaluation internationale des connaissances, des sciences et technologies agricoles, pour le développement » (IAASTD) (1) à repenser la fonction des chercheurs en agriculture et à prendre davantage en compte les pratiques et savoir-faire « traditionnels » accumulés par les paysans. Sans doute faudrait-il donc que les chercheurs acceptent tout d’abord de reconnaître que l’objet de travail des agriculteurs ne se réduit jamais à un simple terrain cultivable ou à un troupeau, mais consiste plutôt, à chaque fois, en un agro-écosystème d’une plus ou moins grande complexité.
Sécuriser l’accès des paysans au foncier agricole et pastoral
Mais les obstacles à l’accroissement des productions agricoles et à la résolution du problème de la faim et de la malnutrition ne résultent pas tant des contraintes agro-écologiques auxquelles doivent faire face les paysanneries africaines que des conditions socio-économiques et politiques dans lesquelles ces dernières peuvent tant bien que mal avoir accès aux terres cultivables, aux surfaces pâturables, aux eaux de surface et souterraines, ainsi qu’à la biomasse disponible sur les divers terrains.
Dans les pays d’Afrique centrale et de l’ouest, où l’Etat se considère comme le propriétaire éminent de l’ensemble du territoire national et où les terres cultivables et de parcours ne font pas l’objet d’une réelle appropriation privée, il est devenu urgent, semble-t-il, d’assurer davantage les droits d’accès des familles paysannes au foncier agricole et les droits d’usage des ressources naturelles en milieu rural. La précarité des droits d’usage sur les terres et les autres ressources naturelles semble en effet un frein à la réalisation d’investissement à long terme pour la mise en œuvre de système de production plus intensifs, à l’hectare. Mais l’histoire récente a montré que l’octroi de titres de propriété privée « en bonne et due forme », peut être à l’origine de conflits sociaux particulièrement violents entre les populations considérées comme autochtones et celles arrivées plus tardivement.
Aux droits fonciers détenus par les pouvoirs publics, se surimposent encore fréquemment des droits fonciers coutumiers auxquels les agriculteurs locaux font bien souvent davantage référence. Au principe selon lequel l’usufruit de la terre est aujourd’hui garanti à celui qui la travaille, s’oppose fréquemment les droits revendiqués par les descendants des premiers défricheurs ou occupants. Lorsqu’interviennent des conflits d’usage sur les terres ou les eaux, les diverses parties ne savent plus très bien auxquels des deux types de droit il convient de faire appel et il en résulte de si fortes incertitudes que les agriculteurs et éleveurs ne se risquent pas à faire des améliorations foncières et de gros investissements à rentabilité différée, en sachant qu’ils ne seront pas sûrs de pouvoir en bénéficier ultérieurement des avantages.
Ainsi les agriculteurs qualifiés d’allochtones hésitent-ils à planter des arbres ou faire des aménagements destinés à l’irrigation ou au drainage dans les régions où l’affectation des terrains agricoles est encore de fait sous l’autorité des héritiers des familles ayant été à l’origine de la fondation des villages. Ces descendants des lignages fondatrices se considèrent en effet comme les véritables « propriétaires » des terrains et ne souhaitent généralement pas voir d’autres personnes y planter des arbres, sachant que les plantations arborées doivent être généralement encloses pour être à l’abri des destructions occasionnées par les animaux en divagation et peuvent apparaître comme un moyen de marquer définitivement des droits d’usage sur les terres parmi les plus fertiles. Le fait de planter des arbres apparaît en effet de plus en plus fréquemment comme le prélude à une privatisation et à une marchandisation des droits fonciers.
Il est à noter qu’aux abords des grandes villes, nombreux sont déjà les « maîtres de terres », issus des chefferies traditionnelles, qui ont commencé depuis quelque temps à vendre certains des terrains dont ils avaient le contrôle à des commerçants ou à des fonctionnaires. Ces derniers entreprennent alors généralement de faire immatriculer les parcelles qui leur ont été vendues de façon à en faire de véritables propriétés privées. Et le système de culture mis en place ultérieurement par ces « agriculteurs du dimanche » font surtout appel à de la main d’œuvre salariée, le plus souvent journalière, travaillant dans des conditions de grande précarité.
Dans les régions où les agriculteurs ont considérablement étendu leurs surfaces mises en culture, aux dépens de terre de parcours précédemment dévolus strictement au pâturage des troupeaux conduits par les éleveurs nomades, semi-nomades ou transhumants, ces derniers souffrent désormais bien souvent du surpâturage auquel sont désormais dramatiquement soumis les trop rares espaces pastoraux non encore investis par les cultivateurs. Les différends entre les deux catégories sociales n’ont cessé de s’aggraver au cours des dernières années, comme en témoignent les conflits de plus en plus violents dans le Darfour et bien d’autres régions sahélo-soudaniennes. Les hostilités commencent presque toujours lorsque, de retour prématurément d’une vaine pâture vers les zones cultivées, les troupeaux occasionnent de gros dégâts sur les cultures non encore moissonnées. Les éleveurs apparaissent alors presque toujours comme les premiers coupables ; mais le fait est que ces derniers agissent ainsi après avoir vu progressivement se réduire l’étendue de leurs terres de parcours au profit de celles mises en culture.
De toute évidence, il devient urgent de définir les droits d’usage et d’usufruit des diverses parties (agriculteurs, éleveurs, bûcherons, etc.) et de mettre en place des instances d’arbitrage reconnues par toutes les parties pour résoudre les différends et prévenir les guerres civiles. Il n’y aura sans doute pas de solutions viables à long terme dans ces régions, sans que ne soient créées les conditions socio-économiques pour que pour toutes ces parties soient à même d’intensifier leurs systèmes de production et d’associer toujours plus étroitement agriculture, élevage et cueillette, avec la mise en place d’arbres et arbustes à usage multiple (alimentaire, fourrager, médicinal, etc.) pouvant avoir aussi des effets bénéfiques sur la fertilité des sols et la capacité de résistance de ces derniers à l’érosion.
Mais rien n’indique pour autant que la privatisation du foncier agricole, via la remise de titres de propriété facilitant l’achat, la vente, la location et la cession en gage, des terres cultivables, puisse devenir la panacée. Le risque serait en effet de voir très vite apparaître une extrême concentration foncière au profit de quelques riches propriétaires absentéistes, avec l’émergence d’une classe de paysans sans terre condamnée à migrer massivement vers les nouveaux bidonvilles. Le plus urgent est de conforter les droits d’usage et d’usufruit des producteurs qui mettent en valeur les terrains agricoles et pastoraux depuis déjà un certain temps. Mais plutôt que de vouloir imposer d’en haut un nouveau droit foncier unique, devant être appliqué par toutes les parties, les Etats seraient sans doute bien inspirés d’inciter ces dernières a renégocier elles-mêmes leurs droits d’usage et d’usufruit respectifs sur les divers types de terrains, ainsi que sur les puits et les forages. Une certaine subsidiarité peut s’avérer indispensable en la matière.
Le problème est que dans bien des régions où les droits des producteurs sur le foncier ne sont pas encore assurés, certains Etats n’hésitent plus aujourd’hui à vendre d’immenses étendues plus souvent originaires du Moyen Orient et de l’Asie ou du Sud. Certes, cet « accaparement de terres » n’est pas vraiment une nouveauté, puisque de grandes compagnies européennes et nord-américaines (Michelin, Unilever, Firestone, etc.) disposent déjà de vastes plantations en Afrique pour l’approvisionnement de leurs industries en matières premières d’origine agricole. Mais le phénomène prend cette fois-ci une ampleur considérable et vise désormais à ravitailler les pays d’origine en produits alimentaires et en agro-carburants. Le drame est que les terrains ainsi vendus, ou loués dans le cadre de baux emphytéotiques, sont le plus souvent confisqués à des agriculteurs et des éleveurs qui les mettent déjà tant bien que mal en valeur. Ces producteurs risquent donc une brutale paupérisation et les nations concernées pourraient souffrir de pénuries alimentaires accrues.
Il serait en effet illusoire de penser que les compagnies étrangères à qui sont ainsi confiées des surfaces importantes vont les mettre intensivement en valeur et créer ainsi des emplois productifs et rémunérateurs pour les nations d’accueil ; car pour réaliser des taux de profit conséquents sur de telles étendues, il sera plus avantageux de miser sur la réalisation d’économies d’échelle en substituant la main-d’œuvre par des machines et en pratiquant des systèmes de production fort extensifs, avec de faibles valeurs ajoutées à l’hectare, tout comme ce qui peut déjà être observé dans maints latifundiums d’Afrique du Nord et du Sud.
Dans les pays d’Afrique australe où la concentration de la propriété foncière privée héritée de l’histoire coloniale est encore à l’origine de fortes inégalités sociales, la juxtaposition de très grandes exploitations et d’une multitude de paysans minifundiaires ou sans terre fait en effet toujours obstacle à une intensification durable des systèmes de culture et d’élevage. D’où le fait que des réformes agraires destinées à redistribuer les terres cultivables et pâturables au profit des paysans pauvres s’y révèlent encore absolument nécessaires.
Les propriétaires fonciers absentéistes, qui ne travaillent pas eux-mêmes directement leurs terres et ont recours à des ouvriers agricoles, sous la direction de gérants qui sont eux-mêmes salariés, n’investissent en effet généralement du capital dans leurs grands domaines qu’en vue d’y réaliser un taux de profit au moins égal à celui qu’ils obtiendraient dans les autres secteurs d’activités (spéculation immobilière, commerce, industrie, etc.). Ils n’ont alors guère souvent intérêt à y mettre en place des systèmes de production agricole intensifs en travail et en intrants, hautement productifs à l’hectare. Ils préfèrent alors bien souvent substituer la main d’œuvre salariée par des machines et font réaliser des systèmes de culture et d’élevage extensifs qui ne donnent que de maigres rendements à l’unité de surface, mais n’exigent en contrepartie que peu de capital et de travail.
La substitution de la main-d’œuvre salariée par des machines est alors fonction des gains de productivité que procurent les nouvelles techniques et de l’évolution des rapports entre les prix des matériels et de la force de travail. Le licenciement des ouvriers peut intervenir sans attendre la création d’emplois à l’extérieur des exploitations et il n’est pas rare d’observer des systèmes de production peu intensifs en travail dans des régions où sévit pourtant un chômage chronique.
La relative prospérité de l’agriculture latifundiaire, dite « blanche » ne doit donc surtout pas faire illusion : A quelques exceptions près, l’aisance des grands farmers provient en effet bien davantage de l’extension considérable des surfaces exploitées au sein de chacune des unités de production que d’une quelconque intensification des pratiques agricoles ; et il existe en fait une relation inverse entre la taille des exploitations et leur efficacité économique, les plus grandes d’entre elles étant celles qui font le moins usage de la force de travail disponible. Le recours à des engins motorisés de très forte puissance (tracteurs de plus de 100 chevaux, moissonneuses-batteuses automotrices, etc.) a permis d’y réaliser bien souvent les travaux culturaux avec une main d’œuvre salariée de moins en moins nombreuse. Des systèmes d’élevage extensifs sont encore pratiqués de nos jours au sein de ranchs de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers d’hectares. L’élevage des ruminants est pratiqué le plus souvent sur des prairies encloses, de grande dimension, n’exigeant que des soins forts limités et ne procurant que peu d’emplois. Mais cette technique du ranching est précisément celle qui procure un taux de profit élevé, du fait qu’elle entraîne de faibles coûts monétaires pour les exploitants.
Seule une redistribution égalitaire des terres permettrait alors la création d’exploitations agricoles de taille moyenne au sein desquelles les paysans travailleraient eux-mêmes directement leurs terres en ayant intérêt à mobiliser au mieux leur propre force de travail familiale disponible en vue d’y produire toujours davantage. Les producteurs qui travaillent pour leur propre compte au sein de telles exploitations familiales ont souvent une plus fine connaissance des terrains sur lesquels ils doivent se rendre fréquemment et sont donc plus à même d’agir à bon escient que les gérants de grandes exploitations capitaliste ou patronales qui ne participent pas directement aux travaux, ne visitent que très épisodiquement leurs parcelles ou leurs troupeaux, et ne bénéficient souvent même pas de l’expérience de leurs parents.
L’association agriculture-élevage, fréquemment pratiquée au sein des exploitations agricoles familiales marchandes de taille moyenne, rend souvent aisé le recyclage des résidus de culture pour la litière ou l’affouragement des animaux, et celui des déjections animales pour la fertilisation des sols ; elle évite donc bien des gaspillages dans la gestion de la biomasse disponible et diminue les achats d’intrants en conséquence, tout en ayant généralement des effets favorables sur l’environnement : maintien du taux d’humus, moindres pollutions des nappes phréatiques, etc. Pour peu que les paysans aient les moyens de diversifier leurs systèmes de culture et d’élevage, les exploitations familiales de taille moyenne sont celles où les fonctions de protection de l’environnement et de préservation des potentialités productives des écosystèmes sont les mieux assurées. Et cela d’autant plus que les paysans peuvent avoir intérêt à transmettre à leurs enfants des exploitations agricoles en bon état. L’intérêt de promouvoir l’essor d’exploitations agricoles familiales marchandes de taille moyenne ne réside donc pas seulement dans leur capacité à réguler l’exode rural en relation avec les opportunités de travail extérieur ; il concerne aussi directement le caractère écologiquement « durable » des processus de développement.
Soumettre les échanges internationaux aux exigences d’un développement « durable »
Mais si les paysanneries africaines qui travaillent pour leur compte au sein de leurs propres exploitations agricoles familiales ont presque toutes effectivement intérêt à pratiquer les systèmes de culture et d’élevage les plus conformes à l’«intérêt général » (ou du moins a l’intérêt du plus grand nombre), il n’en reste pas moins vrai que très nombreuses sont celles qui éprouvent de sérieuses difficultés à acquérir les équipements qui leur seraient nécessaires pour ce faire. Elles ne parviennent guère en effet à obtenir les revenus suffisants qui leur permettraient, tout à la fois, d’assurer la consommation familiale, d’épargner, d’investir et d’accroître progressivement leur productivité, de façon à produire davantage d’aliments tout en s’adaptant peu à peu aux conséquences du réchauffement climatique global.
Les bailleurs de fonds internationaux et les gouvernements seraient donc bien inspirés de réorienter une partie de leurs financements en faveur des exploitations agricoles familiales et des systèmes de production agro-écologiquement intensifs, les moins émetteurs de gaz à effet de serre. Mais il conviendrait plus encore de protéger de toute urgence ces agricultures paysannes de la concurrence directe et indue des grandes exploitations du « Nord » ayant systématiquement opté pour faire des économies d’échelle sans réelle prise en compte des coûts environnementaux. Car c’est bien l’insuffisante compétitivité des agricultures africaine, face à la concurrence d’exploitations agricoles moto-mécanisés étrangères, qui explique la pauvreté et la malnutrition dont sont encore victimes de trop nombreuses populations rurales et urbaines.
N’oublions pas en effet que l’écart de productivité nette du travail qui existe entre un paysan africain qui récolte ses céréales à la faucille et l’exploitant qui a recours à la moissonneuse-batteuse automotrice en Europe est dans un rapport de 1 à 200 !
Les émeutes de la faim intervenues en 2007 et 2008 dans de nombreuses capitales africaines doivent être considérées comme un avertissement, car les Etats du « Nord » excédentaires en céréales tendent à réduire leur aide alimentaire et préfèrent vendre leurs gains sur les marchés les plus solvables lorsque les prix de ces derniers s’élèvent brutalement sur la marche mondiale. Les gouvernements africains qui se sont exagérément reposés sur des importations a bas prix de céréales, sucre, viande et poudres de lait, en provenance des quelques puissances excédentaires en produits alimentaires, ont brutalement découvert les risques inhérents a une telle politique, du fait de l’extrême vulnérabilité dont sont désormais victimes leurs populations.
Les nations africaines ont, en fait, plus que jamais, besoin d’assurer par elles-mêmes la majeure partie de leur approvisionnement alimentaire, de façon à ne plus risquer des disettes ou des famines lors des périodes où la nourriture vient à manquer sur le marche mondial. Et il importe donc de protéger leurs agricultures vivrières à l’égard des importations à bas prix en provenance des pays à agriculture hautement productives et subventionnées, par le biais de droits de douane conséquents, afin que les paysans africains puissent bénéficier de prix rémunérateurs, indicatifs et stables. Les ressources fiscales ainsi perçue par les Etats africains pourraient alors être utilisées pour la création d’emplois au sein de chantiers à haute intensité en main-d’œuvre avec une rémunération des travailleurs qui sortiraient du chômage, permettant ainsi à ces derniers d’acheter la nourriture devenue plus chère.
Mais il va de soi que si on plaide pour que les nations africaines soient autorisées à taxer leurs importations de produits vivriers, il faudrait aussi que l’Europe cesse de vouloir exporter à tous prix les surplus agricoles pour la production desquels ses agriculteurs perçoivent des subventions. D’où l’urgence de la voir reformer sa politique agricole commune (PAC) dans ce sens, avec l’instauration de quotas de production lui permettant d’éviter de telles braderies sur les marchés internationaux.
L’Union européenne devrait bien évidemment aussi renoncer à vouloir a tout prix intégrer des clauses de « libre » échange des produits alimentaires, lorsqu’elle « propose » des « Accord de Partenariat Economique (APE) aux Etats africains. Et il conviendrait de mettre fin au plus tôt aux négociations actuellement entreprises au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dans le cadre du « cycle e Doha » et qui ne tiennent pas compte de l’insécurité alimentaire de trop nombreuses populations africaines.
Les négociations internationales en cours ne prennent pas non plus en considération le réchauffement climatique global dont les nations africaines risquent d’être les premières victimes, malgré les engagements pris par plusieurs des parties signataires du Protocole de Kyoto. Le rapport publié conjointement en juin 2009 par l’OMC et le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), qui s’efforce de montrer « combien il serait difficile d’appliquer un mécanisme d’ajustement aux frontières qui réponde aux préoccupations des industries nationales tout en contribuant à la réalisation de l’objectif plus vaste d’atténuation du changement climatique global » , (2) n’augure rien de bien encourageant en la matière. Pas plus que le communiquZ final du sommet du G8 tenu le mois suivant à l’Aquilla (Italie) qui, pour résoudre de toute urgence la question alimentaire mondiale, préconise d’accroître la productivité agricole en mettant l’accent sur les petits exploitants, mais insiste encore davantage sur la nécessité de conclure au plus vite les négociations commerciales déjà engagées dans le cadre du « Cycle de Doha ».
De ce point de vue, la Conférence des Parties de la convention des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), qui s’est tenue en décembre 2009 à Copenhague, s’est révélée for décevante. Certes, les Etats du « Nord » ont annoncé leur volonté d’aider financièrement les Etats les plus pauvres du « Sud » à s’adapter aux conséquences du réchauffement climatique ; mais on sait bien que bien des promesses formulées en septembre 2000, lors de la rédaction des Objectifs du millénaire pour le développement n’ont pas été tenues. Force est donc de reconnaître le peu d’effets que peuvent avoir de simples résolutions sans caractère contraignant.
Les modalités concrètes des financements envisages à Copenhague restent très largement à définir et plusieurs Etats envisagent de faire appel à des fonds privés, tout comme pour le financement des « mécanismes de développement propres » dont les paysanneries africaines n’ont guère bénéficié pour l’instant. Ne risque-t-on pas de voir de grandes sociétés transnationales tenter de se « refaire une virginité » et de faire planter des arbres à croissance rapide sur d’excellentes terres agricoles, au nom de la fixation de carbone et de la compensation de leurs émissions de gaz à effet de serre, et tout cela aux dépens des cultures vivrières ?
Les paysanneries africaines devraient légitimement demander à bénéficier prioritairement des processus de financement internationaux accordés dans le cadre des « Mécanismes de développement propre » (MDD) définis à Kyoto, de façon à pouvoir mettre en œuvre les techniques les plus à même d’assurer à la fois l’adaptation de leurs systèmes de production agricole aux changements climatiques et l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre.
En vue d’obtenir les financements internationaux, les paysanneries africaines devraient en effet pouvoir ne pas mettre seulement en avant la vulnérabilité de leurs agricultures et les efforts à réaliser pour adapter celles-ci aux changements climatiques. Ils devraient aussi pouvoir faire valoir aussi leur capacité à mettre en œuvre des techniques agricoles susceptibles de séquestrer du carbone dans les sols et dans la biomasse cultivée. Le problème est que les représentants des « Etats » impliqués dans les négociations ne sont guère nombreux à connaître l’existence de ces techniques paysannes pourtant déjà éprouvées et sont plutôt enclins à écouter les refrains mercantiles des grandes firmes de l’agrobusiness.
Mais au-delà des quelques résolutions et engagements qui pourraient éventuellement résulter de la prochaine « Conférence des parties » envisagée à Mexico, la question à résoudre de toute urgence ne serait-il pas de concevoir de nouvelles modalités de gouvernance mondiale, plus démocratiques, moins conciliantes à l’égard des intérêts des grandes entreprises agro-industrielles et commerciales, moins crédules par rapport aux vertus des seules « forces du march » », plus conformes au droit de chacun à une alimentation correcte et plus respectueuses de l’environnement dont vont devoir hériter les générations futures ? Une Organisation mondiale de l’environnement (OME) auprès desquelles les paysanneries et les associations environnementales pourraient faire valoir les intérêts des citoyens ne devrait-elle pas finalement faire contrepoids à l’actuelle OMC ?
NOTES
1) International Assessment of Agriculture knowledge, Science and Technology
2) Commerce et changement climatique. Rapport établi par l’Organisation mondiale du commerce et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement. Wto.org/french/booksp_climate_f.pdf
* Marc Dufumier est professeur à Agro Paris Tech. Cette communication a été présentée lors du colloque organisé par la Fondation Gabriel Peri et le Parti de l’indépendance et du travail-Sénégal, à Dakar, les les 18 et 19 mai 2010
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